Octobre 2015,
Amazonie Péruvienne
Sur les eaux du fleuve Marañón, glisse une petite communauté clandestine et éphémère.
Ils ont tous les âges, ils ne se connaissent pas ou si peu. Les raisons qui les poussent à partir, ce que l’autre quitte, ce qu’il cherche à rejoindre, nous le chuchote la cavale des rumeurs sur le ponton.
Une traversée de trois jours en huis clos, sans pluie, sans identité, sans issue, pour revenir en terre de lutte ou de possibles, comme on rentre à la maison.
Les collines s’affaissent dans le décor alors que nous nous enfonçons, sans bruit, dans le ventre de l’Amazonie profonde.
C’est un temps mort sans arbitre qui régit la cadence.
Le soleil se couche assez vite derrière les arbres aux feuillages ébouriffés qui chargent la rive. Et c’est la nuit qui rugit sans prévenir.
La nuit, le village s’endort et les fourmis se réveillent.
La nuit, les rêves sont pudiques mais contagieux.
Humides et vaporeux, ils bercent et aspirent dans d’étroits hamacs des dormeurs engourdis les uns contre les autres. Certains dorment sur le quivive, un œil ouvert, d’autres abandonnent complètement leur conscient à la torpeur tropicale que recrache la forêt.
Dans le fond du bateau, derrière les respirations haletantes, un petit comité d’hommes encore éveillés échangent quelques messes basses autour d’un cigare, le regard imbibé d’alcool et chahuté de mémoires qui portent plus de fantômes que de visages.
Pendant ce temps, des escales dans le noir sous un faisceau de lune transforment le bateau en plaque tournante pour les villages de la rive. Une jeunesse planquée le jour dans les cales du cargo s’anime et s’essouffle entre terre et eau sous le poids de charges trop lourdes pour ses épaules. On ignore ce qu’ils transportent avec tant de ferveur. Des sacs de riz remplis de plomb, des toiles de joute gorgées de rêves …
Puis, derrière l’obscurité vient le jour. Les flots du fleuve, comme des sables mouvants, aspirent dans ses abysses les fantômes de la nuit. Un entracte de nuages qui vous happe et puis c’est l’aube qui tambourine sur le ponton. On y balaye quelques débris de rêves encore chauds.
La cloche éloigne le sommeil, ça sent le poisson au réveil.
On grignote sur le sol les quelques restes de la veille en attendant de pieds fermes les retrouvailles. Quelques gamins de bons légers, de jeux espiègles, rafraichissent l’air humide et moite qui plane sous ce plafond de plomb.
Le temps qui défile sur la pointe des pieds contre le paysage muet crée l’espace d’un terrain vague où se conter des histoires. Et Marañón devient Amazone.
Nous guettons enfin, accoudés au balcon de ce village mouvant, le port de fortune qui achèvera le périple et nous ramènera les pieds sur terre.
Là où la vie reprend dans un nuage de cris d’oiseaux.