Piel de Lucha

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Ces images mettent en lumière la peau des manifestations féministes chiliennes de Valparaiso et Santiago, d’octobre à décembre 2018. Cet automne qui précède l’époque brasier de 2019 porte en lui les prémisses d’une révolution. Ce sont des milliers de personnes sexisées qui descendent dans les rues pour déployer leurs espoirs, qui bloquent la circulation, tatouent les murs de leurs fêlures et performent leurs revendications sur les trottoirs. Ielles veulent transmuter les frontières du genre, ramener la magie dans la politique et la politique dans l’espace du vivant : la rue, les rituels, la matière et la chair.

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Devant l’objectif de mon appareil photo, je rencontre leur lutte, leur histoire, d’abord au travers de leur peau. Ielles se revendiquent artistes, trans, lesbien.nes, mères, survivant.es de la dictature, pensionné.es, queer, performeur.euses, activistes,… Ielles s’appellent Amaru, Catalina, Astrid, Carolina, Mafé, Valeska, Ximena, Silvia, Irina, Eli Neira, Pamela, Victoria, Leonora, Camila, Marlore, Erica, Elba, Maria, Macarena et Loreto.

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Entre les rides, les plis, les sillons de sueur, je remonte à leurs côtés le cours d’une mémoire confisquée. Leurs témoignages sont des récits vivants qui voyagent dans le temps, de la période précolombienne à aujourd’hui. Ils mettent en lumière, entre colonisation espagnole et dictature, des années d’oppression, de discrimination et de persécution de genre, des pouvoirs ancestraux réprimés, des crises identitaires, des corps métissés au sang espagnol par le viol, puis d’autres torturés, mutilés, dissimulés et exilés sous le règne de Pinochet quelques siècles plus tard.
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Entre cercles de parole, mobilisations de masse, revendications collectives et confidences intimes, je comprends que le féminisme aide mes protagonistes à identifier les mémoires d’abus, d’oppression et de violence héritées des femmes de leur lignée, jusque-là calfeutrées dans une politique du silence et de l’oubli. Le timbre de leur voix chasse un écho commun sur le micro de mon enregistreur. Toustes accusent l’impunité judiciaire dans laquelle s’est pérennisé le patriarcat colonial mortifère qui frappe les foules depuis 1492, et qui calfeutre depuis lors la société chilienne dans une banalisation de la violence.

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J’apprends à leurs côtés qu’il y a plusieurs siècles, au temps des civilisations précolombiennes, le peuple Mapuche concevait une fluidité entre les genres, ceux-ci pouvaient être transcendés, explorés et transformés spirituellement lors des cérémonies. Les trans, les travestis et les homosexuels étaient considérés comme des êtres magiques qui détenaient le privilège de pouvoir être « Machi » (chamane, sorcièr.e) aux côtés de celles nées avec un utérus dans la communauté. Leur capacité à révéler la co-présence des énergies leur prodiguait le pouvoir de soigner, d’interagir avec le monde spirituel et d’équilibrer le cosmos Mapuche. La terre, quant à elle, était considérée comme une entité vivante et sacrée qu’il était impossible d’imaginer posséder. 

Aujourd’hui, au Chili, les minorités de genre rejoignent les mobilisations du peuple Mapuche pour dénoncer la vision du genre binaire, exclusive et normative, ainsi que les diktats de possession de territoires importés par les colons espagnols et l’Eglise catholique, qui ont asphyxié ces visions animistes du monde, transformé la terre en une machine morte spéculable à souhait et retranché les personnes FINTA dans des existences précaires… Dans les porte-voix brandis en bouclier dans les rues du pays, ces deux mouvements appellent à une revalorisation des cosmogonies ancestrales pour décoloniser et guérir nos relations malades, mais aussi pour réveiller la responsabilité que nous éprouvons collectivement envers nos écosystèmes.

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En écoutant parler les géographies intérieures des protagonistes de ce grand mouvement du vivant, je retraverse mentalement les paysages chiliens et leur contexte historique. Effectivement, la colonisation du corps dit « féminin » ou féminisé semble suivre depuis longtemps les nervures de celle de la terre du Chili … Je pense aux 9 zones de contamination qui le peuplent et aux terres ancestrales Mapuche sur le point de disparaître. Par la fenêtre du bus à bord duquel je traverse la dorsale de ce long pays, ces paysages dotés de mémoires viennent dès lors réveiller du tangible, du palpable, au seuil des histoires qui me sont racontées … Et les corporalités qui se dénudent sous l’objectif de mon appareil photographique m’apparaissent, à leur tour, comme des territoires naturels et vivants aux reliefs singuliers, trop longtemps opprimés, dépolitisés, appropriés, expropriés, frontiérisés, par le patriarcat instauré de l’autre côté de l’océan et naufragé sur cette rive du monde … Des zones humaines et végétales, encore fertiles ou déjà saturées, à défendre de toute urgence.

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J’ai voulu photographier ces corps occupés qui reprennent leur autonomie dans les rues de Santiago et Valparaiso, réincarnés par le vivant tels des territoires de résistance depuis lesquels lutter. Ces bouts de peau comme des paysages qui se réveillent, s’animent, dansent, chantent et crient dans le clair-obscur de la désobéissance civile cognant sous les lampadaires. Mémoriser leur visage, des fragments de leur histoire, cette parole qui se libère, cette intimité qui se dénude et dénoue, mais surtout l’audace de cette époque volcanique et la résilience de ses protagonistes.

« Piel de Lucha »
Automne 2018

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