Piel de Lucha

Ces images mettent en lumière la peau des manifestations féministes chiliennes de Valparaiso et Santiago, d’octobre à décembre 2018. Ce sont des milliers de femmes et autres minorités de genre qui descendent dans les rues pour crier leurs espoirs, qui bloquent la circulation, tatouent les murs de leurs fêlures et font courir leurs revendications sur les trottoirs. Outre l’égalité salariale, le même accès aux soins de santé que les hommes, une nouvelle loi de condamnation pour les féminicides et violences ciblées LGBTQIA+, le droit à l’avortement, l’accès pour des personnes transgenres à un monde du travail moins sectaire, des actions visant à abolir le sexisme et le harcèlement de rue où qu’ils trainent encore … Ielles veulent transmuter les frontières du genre, ramener la magie dans la politique et la politique dans l’espace du vivant : la rue, les rituels, la matière et la chair.

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J’ai suivi plus précisément 20 d’entre ielles , de tous âges, que j’ai photographiées et interviewées à propos de leur lutte, leur histoire. Ielles se disent mères, hétéros, lesbiennes, écrivaines, dessinatrices, survivantes de la dictature, cis, trans ou genderfluid, pensionnées, photographes, étudiantes, psychologues, musiciennes, performeuses, sorcières, … Ielles s’appellent Amaru, Catalina, Astrid, Carolina, Mafé, Valeska, Ximena, Silvia, Irina, Eli Neira, Pamela, Victoria, Leonora, Camila, Marlore, Erica, Elba, Maria, Macarena et Loreto.

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 Leurs témoignages sont des récits vivants qui voyagent dans le temps, de la période précolombienne à aujourd’hui. Ils mettent en lumière, entre colonisation espagnole et dictature, des années d’oppression, de discrimination et de persécution de genre, des pouvoirs ancestraux réprimés, des crises identitaires, des corps métissés au sang espagnol par le viol, puis d’autres torturés, mutilés, dissimulés et exilés sous le règne de Pinochet quelques siècles plus tard.
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Entre cercles de parole, mobilisations de masse, revendications collectives et confidences intimes, je comprends que le féminisme aide mes protagonistes à identifier les mémoires d’abus, d’oppression et de violence héritées des femmes de leur lignée, jusque-là calfeutrées dans une politique du silence et de l’oubli. Le timbre de leur voix chasse un écho commun sur le micro de mon enregistreur. Toustes accusent l’impunité judiciaire dans laquelle s’est pérennisé le patriarcat capitaliste qui frappe les foules depuis 1492, et qui, selon ielles , calfeutre depuis lors la société chilienne dans une banalisation de la violence.

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ielles me racontent qu’il y a plusieurs siècles, au temps des civilisations précolombiennes, les peuples entretenaient une connexion singulière avec la nature. Ils considéraient la terre qui les a mis au monde comme une entité vivante et sacrée qu’il était impossible d’imaginer posséder. Chez le peuple Mapuche, il existait aussi une fluidité entre les genres, ceux-ci pouvaient être transcendés, explorés et transformés spirituellement lors des cérémonies. Les trans, les travestis et les homosexuels étaient considérés comme des êtres magiques qui détenaient le privilège de pouvoir être « Machi » (chamane, sorcièr.e) aux côtés de celles nées femmes dans la communauté. Leur capacité à révéler la co-présence des énergies leur prodiguait le pouvoir de soigner, d’interagir avec le monde spirituel et d’équilibrer le cosmos Mapuche.

Aujourd’hui, au Chili, un écoféminisme queer dénonce la vision du genre binaire, exclusive et normative, ainsi que les diktats de possession de territoires importés par les colons espagnols et l’Eglise catholique, qui ont asphyxié ces visions animistes du monde, transformé la terre en une machine morte spéculable à souhait et retranché les minorités de genre dans des existences précaires … ielles rejoignent les mobilisations du peuple Mapuche et, dans les porte-voix brandis en bouclier dans les rues du pays, ces deux mouvements appellent à une revalorisation des cosmogonies ancestrales pour décoloniser et guérir nos relations malades, mais aussi pour réveiller la responsabilité que nous éprouvons collectivement envers nos écosystèmes.

 

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En écoutant parler les géographies intérieures des protagonistes de ce grand mouvement du vivant, je retraverse mentalement les paysages chiliens et leur contexte historique. Effectivement, la colonisation du corps dit « féminin » ou féminisé semble suivre depuis longtemps les nervures de celle de la terre du Chili … Je pense aux 9 zones de contamination qui le peuplent et aux terres ancestrales Mapuche sur le point de disparaître. Par la fenêtre du bus à bord duquel je traverse la dorsale de ce long pays, ces paysages dotés de mémoires viennent dès lors réveiller du tangible, du palpable, au seuil des histoires qui me sont racontées … Et les corporalités qui se dénudent sous l’objectif de mon appareil photographique m’apparaissent, à leur tour, comme des territoires naturels et vivants aux reliefs singuliers, trop longtemps opprimés, dépolitisés, appropriés, expropriés, frontiérisés, par le patriarcat instauré de l’autre côté de l’océan et naufragé sur cette rive du monde … Des zones humaines et végétales, encore fertiles ou déjà saturées, à défendre de toute urgence.

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J’ai voulu photographier ces corps occupés qui reprennent leur autonomie dans les rues de Santiago et Valparaiso, réincarnés par le vivant tels des territoires de résistance depuis lesquels lutter. Ces bouts de peau comme des paysages qui se réveillent, s’animent, dansent, chantent et crient dans le clair-obscur de la désobéissance civile cognant sous les lampadaires. Mémoriser leur visage, des fragments de leur histoire, cette parole qui se libère, cette intimité qui se dénude et dénoue, mais surtout l’audace de cette époque volcanique et la résilience de ses protagonistes.

« Piel de Lucha »
Automne 2018

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